Reboisements en région méditerranéenne:
pour une autre conception 

 
 

(Extrait de la Feuille de Chêne n°26)
 

Les reboisements de l'A.R.P.C.V. réalisés depuis 1987, après l'incendie qui a ravagé le massif de Sainte-Victoire, rompent avec les méthodes habituelles et, de ce fait, ont suscité interrogations, irritations, voire même hostilité malgré leur succès.
Pourquoi cette singularité ? Pourquoi ne pas avoir continué dans la voie des reboisements devenus traditionnels : défonçage du sous-sol en sillons largement espacés à  l'aide de puissants engins et dans le sens de la pente si celle-ci est accentuée ; plantation de conifères (pin d'Alep, pin Bruita, pin Eldarica, pin pignon), cyprès vert avec cèdre de l'Atlas et parfois sapin de Céphalonie aux expositions favorables ; très rarement quelques feuillus : robinier, micocoulier, arbre de Judée.

Les deux méthodes reposent sur deux conceptions différentes du reboisement en région méditerranéenne.

La conception traditionnelle s'inspirait et s'inspire encore de l'état actuel du couvert végétal, que l'on doit pérenniser. La nôtre s'appuie sur une conception dynamique prenant en compte l'histoire de la végétation.

* La première postule que la forêt méditerranéenne est constituée, dans sa plénitude, par des pinèdes et des peuplements de chêne vert et de chêne liège. Elle considère que la forêt était autrefois bien gérée et constamment entretenue par une population rurale qui vivait de ses produits. L'exode vers les villes aurait alors provoqué sa dégradation et son invasion par des «broussailles», la rendant vulnérable à un fléau relativement récent: l'incendie. Il faut donc reconstituer cette forêt en replantant les espèces qui la composent et qui constituent son optimum économique. Il faut également renouer avec les anciennes pratiques censées la protéger du feu (pâturage, élimination des broussailles) et mettre en place un gigantesque et dispendieux dispositif de protection et de lutte contre l'incendie. Le feu étant considéré, dans les pays anglo-saxons, comme l'un des facteurs naturels essentiels du monde méditerranéen et la végétation étant ce qu'elle est, les moyens financiers engagés dans ce dispositif le seront indéfiniment pour l'avenir : c'est le prix à payer pour avoir des espaces boisés.
* La seconde conception repose sur des constats scientifiques intégrant la dimension historique. Les disciplines phytohistoriques, comme la palynologie (étude des grains de pollen fossiles), la pédoanthracologie (étude des charbons de bois enfouis dans les sols) et l'archéoanthracologie (étude des charbons de bois des foyers archéologiques), face aux spéculations souvent sans fondements, fournissent des informations scientifiques irréfutables : la végétation méditerranéenne actuelle n'a rien de naturel, elle n'est que la réponse adaptative du monde végétal à des agressions permanentes de l'homme depuis plus de 6000 ans, sous un climat contrasté.
Dans notre région, à partir du Vème millénaire avant notre ère, l'homme jusqu'alors intégré aux écosystèmes naturels va inaugurer un nouveau mode de vie où il devient producteur de sa nourriture, c'est la « révolution néolithique». Le feu est utilisé de façon permanente dans l'oeuvre de défrichement et d'entretien des espaces pâturés et cultivés. La végétation originelle, largement dominée par les chênes caducifoliés comme le chêne blanc; en est profondément modifiée et, vers 2 000 ans avant notre ère, alors que le climat reste constant, les forêts ont pratiquement disparu ; le paysage de type garrigue ou maquis qui nous est familier est déjà généralisé et il ne sera pas modifié par la conquête romaine. Plus près de nous, les documents historiques confirment cet état de destruction généralisé: loin de protéger leur patrimoine, nos prédécesseurs le surexploitaient sans soucis du lendemain, par ignorance, par cupidité ou le plus souvent par nécessité. En basse Provence la forêt était inexistante et le terme désignait au mieux un maigre taillis, exploité à très courte révolution, ou une pinède éparse saignée par le gemmage, livrés aux feux courants, au surpâturage et à l'érosion.
Les paysages méditerranéens actuels apparaissent donc comme entièrement générés par l'action séculaire du couple feu-pâturage. Les végétaux résistant bien à cette contrainte ont été sélectionnés au cours des millénaires et occupent actuellement l'essentiel de l'espace dit naturel et sont à l'origine de la forte sensibilité au feu de la végétation actuelle.
Les terrains aujourd'hui abandonnés par les pratiques d'exploitation traditionnelles retournent vers l'état boisé en passant par des stades successifs : les anciens champs et pâtures se couvrent de végétaux herbacés puis arbustifs nécessitant un bon ensoleillement; ensuite, au cours du temps, se développent des arbres qui, comme les pins, exigent toujours une forte lumière. Peu à peu le paysage change et sous les arbres pionniers apparaissent les plantules d'autres espèces arborescentes qui, à l'instar des chênes, ont besoin d'ombre dans leur jeune âge. Si les graines de pins sont facilement disséminées par le vent, celles des espèces des stades ultérieurs sont le plus souvent transportées par les animaux (oiseaux surtout des mammifères), car le milieu en mûrissant accueille une faune plus diversifiée. On considère que sous les climats tempérés la véritable forêt d'équilibre reprend sa place en 150 ans environ, les pins pionniers ayant été éliminés par l'ombrage des feuillus.
De nos jours, de grandes superficies encore totalement déboisées au début du siècle (Sainte-Victoire peinte par Cézanne était encore moins boisée qu'après le passage du dernier feu) sont couvertes par les pinèdes des étapes intermédiaires. Cependant le stade pinède est rarement dépassé car le feuillage léger d'un arbre comme le pin d'Alep laisse passer suffisamment de lumière pour encore permettre le développement, en sous-bois, des arbustes de garrigue fortement combustibles, légués par les anciennes pratiques. Ce mélange étagé constitue un aliment de choix pour les incendies d'aujourd'hui qui, malgré les efforts croissants de lutte et de prévention fournis par la collectivité, dévorent statistiquement plus de 20 000 hectares par an.
Malgré ses dangers, le stade pinède est souvent considéré comme étant l'optimum économique de la forêt méditerranéenne. Bien qu'il n'existe pas d'arbre miracle incombustible, l'étude du comportement des diverses formations ligneuses face à l'incendie montre qu'il existe, même en Provence, des milieux forestiers moins combustibles ou naturellement résistants ; ce sont les forêts de type caducifolié, à sous-bois difficilement inflammable. Chacun peut constater que les peuplements de chênes de Sainte-Victoire ont résisté au feu. Ce phénomène peut être étendu à de nombreux points de la région et peut être vérifié par qui sait observer la nature. La dynamique naturelle actuelle de la végétation montre généralement les prémices d'une évolution conduisant à ce type de forêt originel. Ce phénomène doit être favorisé et accéléré. Les forêts de demain naissent dans le sous-bois, évitons les interventions visant à maintenir un stade actuel, plaisant mais dangereux, au détriment d'un futur plus serein, car le feu n'est pas dans notre région une composante naturelle de l'écosystème.
Pour rompre avec la logique de la plantation du combustible de l'incendie de demain, il faut s'orienter vers la (re)création de formations boisées moins sensibles et, si le fléau frappe à nouveau, ne nécessitant pas de nouveaux investissements en plantations. Seuls des reboisements rationnels, intégrant les impératifs écologiques parviendront au double but recherché: prévention des incendies et constitution d'une véritable forêt au sens biologique du terme, garantie d'une pérennité économiquement viable. Nous étions arrivé à cette conclusion il y a près de 20 ans, sans rencontrer grand intérêt auprès des reboiseurs encrés dans la tradition. Par hasard, l'incendie du Cengle de 1986, puis celui de 1989 ont permis de jeter les bases d'une expérimentation par les bénévoles de l'A.R.P.C.V. Rappelons l'essentiel.

*  Choix des espèces :

Les essences choisies sont indigènes, adaptées aux conditions du milieu, capables de rejeter de souche, caducifoliées et à litière de feuilles facilement altérable (favorables à la formation d'un humus biologiquement actif), introduites en peuplements mixtes. Une espèce pionnière colonisatrice, se développant rapidement et fructifiant tôt, à dispersion par le vent : le frêne à fleurs (Fraxinux ornus). Une espèce héliophile intermédiaire à fruits charnus dispersés par les animaux : le cormier (Sorbus domestica). L'espèce du stade de maturité, longévité, à croissance plutôt lente nécessitant un abri latéral : le chêne blanc ou pubescent (Quercus pubescens). Quelques espèces accessoires comme l'alisier blanc, l'érable de Montpellier. Sur les versants nord ou dans les terrains bien alimentés en eau d'autres essences moins rustiques peuvent être employées.

*Méthodes de plantations :

Le but est d'obtenir assez rapidement un couvert dense qui doit éliminer le sous bois héliophile très combustible. Au cours du temps, ce dernier sera naturellement progressivement remplacé par d'autres espèces adaptées aux conditions d'éclairement réduit.
La densité de plantation est dès le départ nécessairement forte, 5 000 pieds à l'hectare semblent être un bon compromis entre le but recherché et le coût (environ un plant tous les 1,5 m). Si le sol est profond et à faible déclivité, un labour selon les lignes de niveau est recommandée afin de limiter la végétation spontanée, augmenter les capacités hydriques et faciliter le creusement des potets. Si le sol est superficiel ou en pente accentuée, des potets seront creusés manuellement ou à l'aide d'un engin approprié (pelle « araignée»).
La protection des plants par un manchon permet une meilleure reprise, une protection contre le vent, la prédation et les végétaux concurrents. Elle favorise également la croissance verticale.
L'espèce pionnière qui doit assurer dans un premier temps l'essentiel du couvert et protéger les essences à croissance lente intervient au moins pour moitié dans la plantation. Les autres, notamment les chênes, sont disséminées. Pour cette dernière espèce, on pourra effectuer des semis de glands prégermés abrités de la prédation animale par les manchons, car le pivot racinaire très développé des plantules est mutilé chez les plants élevés en godets.

* Suivi et entretien :

Les manchons sont enlevés lorsque les végétaux les dépassent, ou bien lorsqu'ils sont altérés par les éléments naturels. Les dépressages ultérieurs devront être modérés de façon à éviter un retour des végétaux héliophiles. L'aspect ordonné des plantations doit normalement s'estomper au cours du développement.
Pendant une trentaine d'années, la plantation risque de rester encore sensible eu feu, notamment les frênes dont l'écorce est mince. Si le peuplement est suffisamment dense et étendu, les incendies ne devraient en affecter que les lisières. En tout état de cause, la régénération après incendie devrait s'effectuer rapidement après un simple recépage des individus dont les parties aériennes ont été détruites.
Nous devons nous féliciter que notre exemple ait été suivi par l'ONF pour reboiser certaines parties des calanques après le feu de 1990. Grâce à la prise de conscience et à l'action d'hommes de terrain courageux, les blocages intellectuels ont été levés et les mêmes modalités de plantation des mêmes espèces ont également été un succès. Le rôle didactique des expérimentations augmentera avec leur nombre. Les anciennes méthodes ont fait preuve de leur inefficacité, l'avenir permettra de comparer et de trancher. La forêt méditerranéenne peut être productive mais elle a besoin d'une phase de convalescence. Reboisements et enrichissements de peuplements existants doivent permettre de limiter dans le temps les étapes sensibles au feu, afin de constituer un réseau forestier plus résistant incluant des peuplements productifs. Il faut s'acheminer vers une véritable sylviculture adaptée aux spécificités méditerranéennes et revenir à des pratiques, comme le jardinage, plus proches du fonctionnement naturel des écosystèmes forestiers. Celles-ci ont été jadis localement appliquées avec succès mais délaissées, pour une hypothétique meilleure rentabilité, au profit de méthodes conçues sous d'autres climats.
Une partie non négligeables des formidables moyens financiers nécessités par la prévention et la lutte contre les incendies pourrait alors s'avérer transitoire et être affectée à l'amélioration de la forêt elle-même. Espérons que les futurs aménagements forestiers s'orienteront vers cette sylviculture méditerranéenne intégrant les incontournables aspects écologiques.
 
 

Michel THINON
Chercheur au CNRS
(membre du conseil d'administration de l'A.R.P.C.V.)